• Les devoirs à la maison: amplificateurs d’inégalités scolaires

    Posté le 22 juillet 2013

     

    Les devoirs à la maison: amplificateurs d’inégalités scolaires

     

    Une réalité à prendre en compte

     

    Il est 7h45, je retrouve mes petits élèves de Cours Préparatoire à l’école de Dumbéa où j’ai été affectée après deux années de formation au professorat des écoles en 2002-2003. Ma deuxième semaine de classe débute, et en bonne maîtresse, j’ai donné un tout premier devoir à la maison: la lecture des prénoms de la classe. Il n’y a pas de temps à perdre, en témoignent mes programmations et progressions élaborées pendant les grandes vacances !

    Une fois les petits rituels du matin effectués (date, appel, météo, nourrissage de l’élevage de chenilles), je demande à chacun d’ouvrir son cahier bleu pour relire les mots donnés en devoir avant de poursuivre nos apprentissages.

     

    -   »Elisabeth, peux tu nous lire à voix haute la première ligne de mots ? »

    Elle baisse la tête et se met à pleurer.

    Je constate qu’elle n’a pas son cahier.

    - « Ce n’est pas grave, va te passer un peu d’eau sur le visage et quand tu reviendras, tu liras sur le cahier de ton voisin. Kevin, tu peux commencer à lire. »

     

    Elisabeth revient mais refuse de lire. A la récréation, j’en déduis qu’elle n’a pas pu faire ses devoirs à la maison et que son cahier a été gribouillé par son petit frère.

     

    Il est aisé de comprendre que sans ce travail personnel, qui doit être accompagné par la famille à la maison, l’écart se creuse chaque jour entre les enfants. Les uns reviennent à l’école avec plus de connaissances et de compétences, les autres progressent plus lentement en tirant uniquement bénéfice du temps scolaire.

     

    Bien sûr, il faut sensibiliser la famille, mais ce ne sera pas satisfaisant. Celle-ci pense que l’école suffit à faire réussir Elisabeth, elle lui fait confiance. Avec 6 heures de classe par jour, la maman estime, à juste titre, que c’est suffisant pour apprendre à lire, écrire et compter ! De surcroît, elle a peu de temps à consacrer aux devoirs à la maison. Les préoccupations quotidiennes pèsent lourd sur l’emploi du temps familial.

     

    Au-delà de ce témoignage personnel, comment explique t-on que la moyenne d’une circonscription, en maîtrise de la langue, peut passer de 75 % de réussite en Grand Section, à 58 % en CE 1 puis à peine 48% en CM2 ? Les élèves sont issus des mêmes milieux socioculturels, ils sont tous scolarisés dans le même bassin, les enseignants sont formés, le programme et les horaires sont identiques. Et pourtant, l’écart se creuse chaque année un peu plus entre les élèves. L’école accuse la famille, les parents incriminent les enseignants.

     

     

    Démocratisons l’instruction

     

    Si les familles jouent un rôle déterminant et incontestable dans l’éducation de leurs enfants, l’école doit assurer l’égalité des chances d’instruction entre les élèves, quel que soit leur milieu. Or, je constate que notre école offre pour l’essentiel une égalité de droit d’accès au savoir – elle scolarise tous les élèves – et non l’égalité des chances tant prônée par les ministres successifs depuis la loi Jospin de 1989.  L’école  ne remplit pas suffisamment son devoir d’équité scolaire. Comme le dénonce le sociologue Philippe Meirieu depuis 1995, « on n’insistera jamais assez sur le fait que tout renvoi systématique du travail scolaire à la maison est, en réalité, un renvoi aux inégalités ». Ce qui explique l’écart impressionnant qui se creuse entre les élèves passant de 75% en Grande Section à 48% de réussite en CM2. La différence réside principalement à la maison: certains parents ont le niveau d’instruction et le temps suffisant pour accompagner leurs enfants vers la réussite. D’autres n’ont ni l’un, ni l’autre. La réussite de nos enfants est donc conditionnée par un travail personnel important qui ne peut se faire sans les parents.

     

    Alors pourquoi s’obstiner à donner des devoirs à la maison ? Quelles sont les réticences à l’arrêt de cette pratique largement répandue dans notre système éducatif ? Des parents qui mettent la pression, des enseignants qui pensent que les devoirs sont le dernier lien à ne surtout pas rompre avec la famille, qu’ils sont les réinvestissements nécessaires au bon apprentissage et qu’il en va de la responsabilité parentale exclusivement. « C’est vrai ! En classe, on n’a pas le temps ! Les parents doivent être un peu plus impliqués dans l’éducation de leurs enfants ! Je ne vais quand même pas les remplacer ! Chacun son rôle. » Voilà ce qu’on entend trop souvent. Mais si la responsabilité des parents ou des responsables légaux dans l’éducation des enfants est indiscutable, celle de l’école pour l’instruction l’est tout autant.

     

     

    Rappel: Lorsque l’école communale de Guizot a été créée en 1833, tous les apprentissages et renforcements scolaires se faisaient en classe. Et pour cause, 90% des parents étaient analphabètes !

     

     

    Favoriser l’équité scolaire

     

    Revenons à ma classe de CP. Chaque matin, j’ai fait faire leurs devoirs aux élèves concernés par une situation familiale peu propice aux apprentissages, pendant que les autres travaillaient en autonomie. Cette solution n’est bien sûr envisageable qu’en petit groupe, et à condition que les autres élèves restent calmes.

     

    Pour que notre école soit plus équitable, il me paraît donc indispensable que les devoirs soient organisés en temps scolaire avec le maître. Cette égalité de traitement est ce que nous devons garantir à chacun. Gratuité, égalité, laïcité sont les trois principes fondateurs de notre Ecole.

     

    Le deuxième intérêt de cette inclusion des devoirs dans le temps scolaire est l’apprentissage de la méthodologie, apprendre à apprendre. Les maîtres pourront progressivement amener l’élève à s’organiser seul, pour mieux réussir son entrée au collège, si déstabilisante du point de vue de l’autonomie attendue par les professeurs. Nous le savons tous, les compétences et connaissances fondamentales, ainsi que le développement de l’autonomie, sont les pré-requis d’une classe de 6ème réussie.

     

    Certains, persuadés du bien fondé de la pratique des devoirs à la maison, m’objecteront que les enfants doivent au minimum y apprendre leurs leçons. Ils ont raison, dès lors que les élèves savent apprendre seuls. Notre école devra progressivement développer les compétences méthodologiques des élèves. En 2008, j’avais d’ailleurs édité « Mon cahier de textes intelligent », guide d’aide aux devoirs pour les parents et leurs enfants. Si ce type d’ouvrages peut être utile pour certains parents, il reste très secondaire et inaccessible pour d’autres.

     

     

    La loi interdit les devoirs à la maison

     

    Le moment est venu de rappeler que depuis 1956, la loi interdit formellement aux enseignants du premier degré de donner des devoirs écrits à la maison, au nom de l’égalité des chances. Voici un extrait de la circulaire n° 64-496 du 17 décembre 1964:

     

    « Mon attention a été appelée sur le travail des élèves à la maison ou en étude, d’une part dans les cours élémentaires et moyens, d’autre part au cours préparatoire.

    L’arrêté du 23 novembre 1956 et la circulaire du 29 décembre 1956 ont précisé qu’aux cours élémentaires et moyens les devoirs doivent être faits dans l’horaire normal de classe et non plus à la maison ou en étude.

    Le silence de ces textes en ce qui concerne le cours préparatoire où cette question ne semblait pouvoir se poser y a encouragé la pratique des devoirs à la maison qui venaient précisément d’être supprimés dans les classes supérieures.

    Je tiens à préciser que l’interdiction formelle de donner des travaux écrits à exécuter hors de la classe s’applique également aux élèves des cours préparatoires et vise, d’une façon plus générale, l’ensemble des élèves de l’école primaire.

     

    Le Ministre de l’Éducation nationale,

    Ch. Fouchet »

     

     

    Depuis 1956, cette interdiction a largement été rappelée mais les réticences des enseignants, légitimées par les parents d’élèves, ont altéré l’application stricto sensu cette loi.

     

     

    Alléger la journée de l’élève

     

    Cette année, le rythme scolaire des enfants est passé d’une alternance de 6 semaines de classe/1 semaine de vacances/6 semaines de classe/2 semaines de vacances, à un calendrier annuel de 7 semaines de classe/2 semaines de vacances. Si cette nouvelle organisation correspond bien aux recommandations des chronobiologistes, elle n’en demeure pas moins partielle et inachevée. Pour favoriser les apprentissages des élèves, ces experts indiquent en effet qu’il faut à la fois mieux répartir l’année scolaire en l’allongeant et réduire le nombre d’heures de classe journalières des élèves.

     

    Si les devoirs sont intégrés au temps scolaire, les journées de nos enfants seront plus courtes, puisque le travail personnel aura été réalisé à l’école. Ils pourront donc se consacrer à leurs activités extrascolaires ou au repos.

     

    Rappel: La journée d’un élève français est la plus longue d’Europe, pour des résultats décevants aux évaluations internationales PISA et PIRLS. En 2012, un élève sur cinq est un faible lecteur, 20% des jeunes sont à la limite de l’illettrisme aux Journées de la Défense et de la Citoyenneté, la France est 27ème sur 34 pays de l’OCDE en termes d’équité scolaire… Concrètement, cela veut dire que les résultats des élèves sont fortement corrélés à leurs conditions sociales, et donc que l’école ne contribue pas suffisamment à réduire ces inégalités familiales. Bien évidemment, notre école calédonienne étant un copier-coller du modèle républicain, elle souffre des mêmes maux, accentués par des disparités économiques, sociales et culturelles plus importantes..

     

     

    Pour une école calédonienne plus juste, au sein de la République

     

    La Nouvelle-Calédonie a réussi la massification de l’instruction obligatoire grâce aux écoles de la République et à celles de l’enseignement privé au plus proche des populations sur tout le territoire. Elle doit maintenant réussir la démocratisation de cette instruction. Tout devra être mis en œuvre pour que 100% d’une classe d’âge obtiennent un diplôme. Dans notre société, la condition de l’accès à l’emploi est le diplôme et l’intégration professionnelle est gage de cohésion sociale. L’emploi est également une condition importante du développement économique.

     

    La réussite scolaire est donc au centre de la cohésion sociale calédonienne.

     

    Depuis 2000, la Nouvelle-Calédonie est compétente en matière d’enseignement du premier degré public. En 2012, les compétences en matière d’enseignement privé et du second degré public lui ont également été transférées. Il serait grand temps qu’elle les assume pour poser les bases d’une école calédonienne plus juste, au sein de la République.

     

    Depuis ces transferts, le congrès a voté des programmes scolaires contextualisés, préparés sous le gouvernement de Marie-Noëlle Thémereau en 2005, mis au goût du jour en 2012, le socle commun national, ainsi que l’instruction obligatoire à 5 ans au lieu de 6. Et toujours rien sur l’accompagnement des élèves, l’aide aux devoirs ou le soutien scolaire! Pire, l’élaboration du projet éducatif calédonien est bloquée depuis 2011. Les 60 recommandations du Grand débat sur l’avenir de l’Ecole calédonienne ont été confisquées aux calédoniens. Le projet éducatif qui devait en découler aurait pu être l’occasion d’une politique éducative cohérente à mener en termes de pilotage du système éducatif, de réussite scolaire et d’une école plus juste pour nos élèves.

     

    Enfin, depuis 2011, les résultats de nos élèves aux évaluations du premier degré sont secrètement gardés. Avant, ces précieux indicateurs étaient publiés sur le site de la Direction de l’enseignement de la Nouvelle-Calédonie et sur celui du Vice-rectorat. Avouez que cette opacité interpelle ! L’absence de politique éducative aurait-elle nuit aux résultats de nos élèves ? Cela nous renvoie à notre capacité à nous gouverner et à assumer nos compétences. Comme le signalait Alain Christnacht, le 26 juin 2013, lors de sa conférence au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, à l’occasion des 25 ans après les Accords de Matignon et des 15 ans après la signature de l’Accord de Nouméa, le risque majeur des transferts de compétences serait un droit vieillissant en raison d’une inertie politique. En matière d’enseignement, les jeunes calédoniens en feraient-ils déjà les frais ?

     

     

    De nouvelles élections, municipales et provinciales, sont prévues en 2014. J’ai espoir que nous sortions de cet immobilisme gouvernemental et qu’on parvienne à bâtir une Ecole plus juste pour nos enfants. Une école qui favorise l’équité, en permettant à chacun de s’instruire dans les conditions favorables que sont celles de la classe, pour que les mêmes chances de réussite soient apportées à tous.

     

    Vanessa Nicol


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